Ma Bastille

19 mars 2012

Je n’ai pas pris la Bastille hier car elle m’appartient déjà. La colonne de Juillet « ce monument manqué d’une révolution avortée », comme la nommait Hugo, compte moins que la place elle-même, ce cœur qui irrigue tous les cortèges militants.

Nation-Bastille-République. République-Bastille-Nation. Tout est dit. Quand on déroute le manifestant de gauche de ce qui, davantage qu’un axe pédestre, est devenu au fil des combats un axiome symbolique, il est comme déboussolé. Il ne manque pourtant pas de belles places à Paris. Comme la place de la Concorde par exemple, la plus vaste, ceinte de beaux-hôtels et d’ambassades, mais qui restera toujours suspecte au peuple car située dans les beaux quartiers et surtout hantée par les noms de ses rois (place Louis XV, place Louis XVI) dont le peuple ne voulait plus, comme aujourd’hui il ne veut plus des rois de la Finance. La place de la Bastille est une convergence normale et je dirais même plus : une convergence morale. Tout protestataire sait au fond de son cœur ce qu’il doit à ses devanciers, à ces insurgés, ces insoumis qui sont partis de la Bastille en 1789 pour se constituer en Nation et s’unir en République.

Moi qui depuis vingt-cinq ans ai usé de mes pas les pavés de cette route de la protestation, comme d’autres font celle de Compostelle, dans tant de manifestations, je me demandais si ce dimanche 18 mars serait particulier. Y verrais-je d’autres visages que ceux des manifestants habituels, auto-collés, chevronnés, déterminés, emmégaphonés, organisés ? Mais hier, il ne s’agissait pas de manifester. Il s’agissait de marcher et de se rassembler. Et que les factions, les fractions et les sans voix se reconstituent en peuple.

Nous étions entre 200 et 300 à nous être donné rendez-vous plus tôt à Montreuil, pour nous assembler en cortège et marcher dans la rue de Paris avant de nous engouffrer dans le métro pour aller jusqu’à la place de la Nation. Déjà, dans notre petite foule, parmi les militants patentés, j’observais de nombreux inconnus. Des femmes, des enfants, des familles qui avaient envie d’être là. Des blancs, des noirs, des basanés. Ceux qui vivent avec nous depuis si longtemps, qui avaient envie de se sentir au cœur de notre belle fraternité pour un moment de pleine égalité, et qui venaient faire entendre leur voix à défaut de pouvoir la déposer dans l’urne. En chemin, notre cortège joyeux fut accompagné de klaxons, pavoisé d’encouragements et de sourires, de mains tendues. Puis derrière les volets à demi-clos d’un immeuble, au 1er étage, fusa un « Vive Marine le Pen et le Front National !». Nos têtes se sont levées, nous avons crié et ma voix forte est montée par-dessus la foule : « Le Front de Gauche a fait baisser les yeux au Front National, comme tes volets qui restent fermés ! Nous vous écraserons car nous sommes plus nombreux que vous ! ».

Plus que le discours de Jean-Luc Mélenchon, ce qui a fait de cette journée un moment si particulier, c’est la libération de la parole. J’ai tant parlé avec tant d’inconnus. J’ai tant voyagé de l’un à l’autre, du plus jeune au plus vieux, du parisien à l’habitant de l’Indre. D’anciens communistes qui depuis longtemps avaient perdu la foi, étaient là, déterminés à se remettre au combat. Des jeunes gens qui avaient découvert les idées du Front de Gauche grâce à la force et l’intelligence de Jean-Luc Mélenchon sur France 2. Des hésitants qui avaient décidé que le temps de l’hésitation n’avait plus lieu d’être. Un vieux militant socialiste arrivé tout seul de sa campagne, par curiosité, faisait connaissance avec un ancien syndicaliste de la CGT venu d’Arras. Pour la première fois de sa vie, le vieux socialiste n’allait pas voter pour le PS. Et le syndicaliste déçu qui ne votait plus allait voter Front de Gauche. J’ai senti une vraie complicité entre ces deux-là, peut-être l’amorce d’une amitié fondue et soudée par l’espoir.

Car cette journée particulière était essentiellement tissée par l’espoir retrouvé. Je l’ai senti, je l’ai vu, je l’ai entendu. Il y avait tant de gens différents rassemblés venus dire leur refus de l’embastillement de la pensée.

Nous étions là parce c’était une évidence. Parce que la Bastille est à nous. Nous laissons les terrasses des Champs-Elysées à ces voyeurs argentés qui paient leur café 10 euros pour nous regarder passer. Car nous sommes ceux qui préférons marcher devant eux et boire le sirop de la rue. Il ne coûte rien et il est tellement plus rafraîchissant.


[ Texte de Nathalie, 52 ans, secrétaire. Habitante de Montreuil-sous-Bois (93), qui nous a contacté par e-mail ]


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