Carnet de campagne : un poète en vadrouille

Dimanche 18 mars 2012. Le temps était maussade, mais nous qui vivons dans la grise platitude du ciel bruxellois depuis de longues années, nous n'y accordons que peu d'importance. En Belgique, parler météo revient à causer politique : c'est gris, c'est fade, ça mouille, c'est mou et c'est parfois tiède. Alors, avec les copains, on lorgne au lointain d'où émanent quelques lueurs rouges.

La gauche radicale, chez nous, est un atrabilaire. Crépusculaire, ou groupusculaire, selon le sens de l'Histoire ou le vague rougissement de quelques échéances électorales, elle ne porte pas aussi haut les attentes de ceux qui comme nous, sont partis reprendre la Bastille.

Julien Lahaut est mort depuis de longues décennies, assassiné sur le pas de sa porte le 18 août 1950, et voit sa longue lutte politique occultée au profit de cette ignoble célébrité : celle d'avoir été la victime d'un meurtre politique, fait extrêmement rare dans l'Histoire de notre petit pays absurde. Mais qui le connaît encore vraiment ?

J'ai pensé à lui alors que nous nous retrouvions, moi et mes deux amis, au pied d'un hôtel pour touristes endimanchés, récemment construit là où se tenait encore tout un quartier populaire, dans ce quartier de la gare du Midi, victime lui aussi de cette spécialité née à Bruxelles : la gentrification. Tout autour de nous, dans le silence des pantoufles, on expulse, on défigure, on assombrit les rues en bâtissant d'affreuses tours qui vident les rues de leur sève : les gens qui y vivaient depuis de longues années disparaissent sans laisser de traces.

Sur l'esplanade de la rue Fonsny, les premiers chalands déploient les étals du plus grand marché de Bruxelles. Nous dégustons un café industriel, acheté de grand matin aux échoppes de la gare, regorgeant de snacks sans saveurs ni histoires à raconter. La gare du midi, elle aussi, a fini par être normalisée. Dans une ruelle, à l'angle où nous attendons notre transport pour Paris, un invisible jonche le sol, une canette de mauvaise bière à la main. Faut dire que tout le monde rigole, sur le trottoir : moi y compris. Je suis avec les copains, nous sommes en bonne santé, nous avons de quoi manger, et puis, de quoi rêver, aussi. Mais quand on y regarde plus attentivement, la poussière ne se dissimule même plus sous le tapis. La misère est à vos côtés en permanence.

Durant le défilé, de Nation à Bastille, j'en ai vu des regards hébétés et tristes, qui voyaient toute cette vague rouge, tonitruante et joyeuse, passer à côté d'eux, sans comprendre la raison d'un tel déluge. Invisibles, eux aussi, noyés dans la foule et dans le mauvais alcool. J'ai pensé à vous, aussi.

La force de notre rassemblement, de notre communion, c'est que nous pouvons voir la misère dans le blanc des yeux sans oublier notre dimension humaine et chaleureuse. Nous ne sommes pas des justiciers transis, ou des charitables parfumés. Nous luttons, quotidiennement, à notre mesure. Chacun prend sa part, et se fonde dans l'immense lit de solidarité qui lentement se gonfle sous l'effet d'un rassemblement dont peu, en dehors de cette force naissante, soupçonnent encore l'importance.

Notre transport n'arrive pas. On s'impatiente. Plusieurs coups de téléphone et un malentendu plus tard, nous parvenons à trouver un accord. Tonton Michel viendra nous chercher au pied de la tour du Midi, le plus haut immeuble de Bruxelles, qui abrite l'office national des pensions. Tonton Michel et son fourgon Volkswagen, immatriculé en Allemagne. Notre chauffeur est congolais, il a la cinquantaine, la voix rauque, une paire de lunettes de soleil vissée sur le nez, il fume des Marlboro et jongle du français au swahili en passant par l'allemand. Sur le siège du copilote, un ami à lui, peut-être turc, qui me salue d'un hochement de tête et d'un sourire aimable lorsque je serre la main du conducteur.

Un quatrième voyageur nous accompagne, il est algérien et visite Paris pour la première fois. Tout de suite, il règne une ambiance de courtoisie simple et amicale. Mes amis me taquinent sur mon besoin viscéral d'aller vers les gens, de me lier avec eux, d'être d'une sociabilité parfois déconcertante. Mais c'est de la taquinerie, c'est comme ça qu'on s'aime, entre nous. Nous grimpons dans l'habitacle du fourgon, c'est spacieux et patiné. Tonton Michel est un routard expérimenté. Il est spécialement revenu sur ses pas, depuis la frontière française, pour nous permettre d'aller à Paris.

Alors que nous démarrons en trombe, laissant là le marché coloré et la foule qui se presse autour des marchandises, une ambiance chaude et rythmée jaillit de la radio : durant le voyage, Tonton Michel nous bercera de zouk, quand son mystérieux copilote optera lui pour Eros Ramazzoti. L'équipée est composite, métissée, joyeuse, improbable. C'est le début de l'aventure.

[à suivre]

[Texte de Ex Libris, sympathisant Belge]


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